Théodore Hersart de La Villemarqué

Le Barzhaz Breizh (1867)

TRESOR DE LA LITTERATURE ORALE DE LA BRETAGNE



SOMMAIRE

LA PROPHETIE DE GWENC'HLAN

Comme nous l'avons dit dans l'introduction de ce recueil, il est, parmi les chants populaires de la Bretagne, une pièce intitulée: Prophétie de Gwenc'hlan, que l'on attribue au barde du cinquième siècle de ce nom. Nous avons cité tout ce que les sources écrites nous ont fourni d'indications au sujet du poète. Voici celles que nous offre la tradition.
Gwenc'hlan fut longtemps poursuivi par un prince étranger. Le prince, s'étant rendu maître de sa personne, lui fit crever les yeux, le jeta dans un cachot, où il le laissa mourrir, et tomba lui-même, peu de temps après, sur un champ de bataille, sous les coups des Bretons, victime de l'imprécation prophétique du poète.
Cette tradition s'accorde à merveille avec le chant suivant, recueilli en Melgven, que Gwenc'hlan passe avoir composé au fond de son cachot, quelques jours avant de mourir.

Quand le soleil se couche, quand la mer s'enfle, je chante sur le seuil de ma porte.
Quand j'étais jeune, je chantais; devenu vieux, je chante encore.
Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin cependant.
Si j'ai la tête baissée, si je suis chagrin, ce n'est pas sans motif.
Ce n'est pas que j'aie peur; je n'ai pas peur d'être tué.
Ce n'est pas que j'aie peur; assez longtemps j'ai vécu.
Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera; et quand on me cherche, on ne me trouve pas.
Peu importe ce qui adviendra: ce qui doit sera.
Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.

Je vois le sanglier qui sort du bois; il boîte beaucoup; il a le pied blessé,
La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l'âge;
Il est entouré par ses marcassins, qui grognent de faim.
Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage d'épouvante.
Il est aussi blanc que la neige brillante; il porte au front des cornes d'argent.
L'eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.
Deux chevaux marins l'entourent, aussi pressés que l'herbe au bord de l'étang.
- Tiens bon! tiens bon! cheval de mer; frappe-le à la tête; frappe fort, frappe!
Les pieds nus glissent dans le sang! Plus fort encore! frappe donc! plus fort encore!
Je vois le sang comme un ruisseau! Frappe fort! frappe donc! plus fort encore!
Je vois le sang lui monter au genou! Je vois le sang comme une mare!
Plus fort encore! frappe donc! plus fort encore! Tu te reposeras demain.
Frappe fort! frappe fort, cheval de mer! Frappe-le à la tête! frappe fort! frappe! -

Comme j'étais doucement endormi dans ma tombe froide, j'entendis l'aigle appeler au milieu de la nuit.
Il appelait ses aiglons et tous les oiseaux du ciel,
Et il leur disait en les appelant:
- Levez-vous vite sur vos deux ailes!
Ce n'est pas de la chair pourrie de chiens ou de brebis; c'est de la chair chrétienne qu'il nous faut! -
- Vieux corbeau de mer, écoute; dis-moi: que tiens-tu là?
- Je tiens la tête du Chef d'Armée; je veux avoir ses deux yeux rouges.
Je lui arrache les deux yeux, parce qu'il t'a arraché les tiens.
- Et toi, renard, dis-moi, que tiens-tu là?
- Je tiens son coeur, qui étatit aussi faux que le mien
Qui a désiré ta mort, et t'a fait mourir depuis longtemps.
- Et toi, dis-moi, crapaud, que fais-tu là, au coin de sa bouche?
- Moi, je me suis mis ici pour attendre son âme au passage.
Elle demeurera en moi tant que je vivrai, en punition du crime qu'il a commis.
Contre le barde qui n'habite plus entre Roc'h-allaz et Porzgwenn. -


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