Théodore Hersart de La Villemarqué

Le Barzhaz Breizh (1867)

TRESOR DE LA LITTERATURE ORALE DE LA BRETAGNE



SOMMAIRE

LES SERIES OU LE DRUIDE ET L'ENFANT

La pièce qui ouvre ce recueil est une des plus singulières et peut être la plus ancienne de la poésie bretonne. C'est un dialogue pédagogique entre un druide et un enfant. il contient une sorte de récapitulation, en douze questions et douze réponses, des doctrines druidisiques sur le destin, la cosmogonie, la géographie, la chronologie, l'astronomie, la magie, la médecine, la métempsycose; l'élève demande au maître de lui chanter la série des nombres, depuis un jusqu'à douze, afin qu'il les apprenne. Chose extraordinnaire, l'empire de l'habitude est si puissant en Basse-Bretagne, parmi le peuple des campagnes, que les mères, sans le comprendre, continuent d'enseigner à leurs enfants, qui ne l'entendent pas davantage, le chant mystérieux et sacré qu'enseignaient les druides à leurs ancêtres. Les difficultés qu'il présente sont telles, que j'ose me flatter d'avoir toujours parfaitement réussi, soit dans ma traduction, soit dans les explications dont la pièce est suivie. Elle est particulièrement populaire en Cornouaille, où je l'ai entendu chanter pour la première fois à un jeune paysan de la paroisse de Nizon. Sa mère la lui avait apprise, me dit-il, pour former la mémoire; et, en effet, le chant est disposé de manière à offrir un excellent exercice de mnémonique. La même observation a été faites à Brizeux, dans la paroisse de Scaer, où il a recueilli des variantes précieuses qu'il m'a communiquées, et à M. l'abbé Henry, dans celle de Saint-Urien, où la pièce est connue sous le titre grotesque de Vêpres des grenouilles.

LE DRUIDE

Tout beau, bel enfant du Druide; réponds-moi; tout beau, que veux-tu que je te chante?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre un, jusqu'à ce que je l'apprenne aujourd'hui.

LE DRUIDE

- Pas de série pour le nombre un: la Nécessité unique, le trépas, père de la Douleur; rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide; réponds-moi; tout beau, que veux-tu que je te chante?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre deux, jusqu'à ce que je l'apprenne aujourd'hui.

LE DRUIDE

- Deux boeufs attelés à une coque; ils tirent, ils vont expirer; voyez la merveille!
Pas de série pour le nombre un: la Nécessité unique, le trépas, père de la Douleur; rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide; que te chanterai-je

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre trois, etc.

LE DRUIDE

- Il y a trois parties dans le monde: trois commencement et trois fins, pour l'homme comme pour le chêne.
Trois royaume de Merlin, pleins de fruits d'or, de fleurs brillantes, de petits enfants qui rient.
Deux boeufs attelés à une coque, etc.
La Nécessité unique, etc. Tout beau, bel enfant, etc. Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre quatre, etc.

LE DRUIDE

- Quatre pierres à aiguiser, pierres à aiguiser de Merlin, qui aiguisent les épées des braves.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant... Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre cinq, etc.

LE DRUIDE

Cinq zones terrestres: cinq âges dans la durée du temps; cinq rochers sur notre soeur.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant... Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre six, etc.

LE DRUIDE

- Six petits enfants de cire, vivifiés par l'énergie de la lune; si tu l'ignore, je le sais.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant... Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre sept, etc.

LE DRUIDE

- Sept soleils et sept lunes, sept planètes, y compris la Poule. Sept éléments avec la farine de l'air (les atomes).
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant... Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre huit, etc.

LE DRUIDE

- Huits vents qui soufflent; huit feux avec le Grand Feu, allumés au mois de mai sur la montagne de la guerre.
Huits génisses blanches comme l'écume, qui paissent l'herbe de l'île profonde; les huits génisses blanches de la Dame.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant... Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre neuf, etc.

LE DRUIDE

- Neuf petites mains blanches sur la table de l'aire, près de la tour de Lezarmeur, et neuf mères qui gémissent beaucoup.
clarté de la pleine lune.
Huits vents qui soufflent, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant... Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre dix, etc.

LE DRUIDE

- Dix vaisseaux ennemis qu'on a vus venant de Nantes: malheur à vous! malheur à vous! hommes de Vannes!
Neuf petites mains blanches, etc.
Huits vents qui soufflent, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant... Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre onze, etc.

LE DRUIDE

- Onze Prêtres armés, venant de Vannes, avec leurs épées brisées;
Et leur robes ensanglantées; et des béquilles de coudrier; de trois cents plus qu'eux onze.
Dix vaisseaux ennemis, etc.
Neuf petites mains blanches, etc.
Huits vents qui soufflent, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant... Que te chanterais-je?

L'ENFANT

- Chante-moi la série du nombre douze, etc.

LE DRUIDE

- Douze mois et douze signes; l'avant dernier, le Sagittaire, décroche sa flèche armée d'un dard.
Les douze signes sont en guerre. La belle Vache, la Vache Noire qui porte une étoile blanche au front, sort de la Forêt des dépouilles;
Dans sa poitrine est le dard de la flèche; son sang coule à flot; elle beugle, tête levée:
La trompe sonne; feu et tonnerre; pluie et vent; tonnerre et feu; rien; plus rien; ni aucune série!
Onze Prêtres armés, etc.
Dix vaisseaux ennemis, etc.
Neuf petites mains blanches, etc.
clarté de la pleine lune.
Huits vents qui soufflent, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux boeufs, etc.
La Nécessité unique, etc.

[NOTES]
Les druides, on le sait, étaient les instituteurs de la jeunesse. Ils avaient, dit César, un nombre immenses de disciples; l'enseignement était oral et non écrit. Ils faisaient apprendre par coeur une multitude de vers sur les dieux, l'immortalité de l'âme et son passage d'un corps à un autre après la mort; les astres et les révolutions sidérales;le monde, la terre, et la mesure de l'un et de l'autre; enfin toutes les choses de la nature. Leurs leçons étaient traditionnelles et sous forme de dialogue. Diogène Laërce complète le témoignage de César en disant qu'ils y employaient souvent l'énigme et la figure. Il nous prouve en outre, par une citation, que leur rythme privilégié était le tercet, ou strophe de trois vers monorimes. Le chant armoricain offre donc, quant au fond et quant à la forme, les caractères généraux des leçons des Druides; on y retrouve les principales données de leur enseignement; il présente la même méthode technique, à savoir le dialogue et le tercet, et les énigmes n'y manquent pas; essayons de les deviner.
I - L'Unité nécessaire, que le maître identifie avec la mort, pourrait être la divinité dont césar rend le nom celtique par Dis, dieu des ombres chez les romains. Les Gaulois, d'après les Druides, le ragardaient comme le chef de leur race, et l'appelaient leur Père. C'est peut être aussi le Destin, le Fatum, dieu suprême de la plupart des peuples de l'antiquité.
II - Les deux boeufs sont probablement ceux de Hu-Gadarn, divinité des anciens Bretons. La mythologie celtique, en partie conservée dans les poèmes de quelques bardes gaullois, nous apprend qu'ayant traîné hors des eaux du déluge, au moyen de fortes chaînes, un crocodile monstrueux qui avait été la cause de la submersion de l'univers, l'un mourut de fatigue, l'autre de chagrin de la perte de son compagnon. La coque qu'ils tirent après eux avec tant d'efforts serait celle du crocodile.
III - Les trois vies et les trois morts de l'homme semblent rentrer dans les trois sphères d'existence de la mythologie bardique: "Je suis né trois fois", dit Talésien.
Je ne sais si, en prêtant la même destinée à l'homme et au chêne, le poète armoricain n'entendrait pas plutôt parler des Druides, dont cet arbre était le symbole, que l'arbre lui-même. Le témoignage de Talésien viendrait encore à l'appui de cette opinion: "Chêne est mon nom", dit-il.
Les trois royaumes de Merlin paraissent correspondrent avec la troisième sphère mythologique des tradidtions galloises, celles de la bétitude.
Le Merlin, auquel sont soumis les trois royaumes célestes dont il est ici question, n'est, on le sent bien, ni le barde guerrier, ni le devin de ce nom; il est difficile de ne pas voir en lui une divinité celtique.


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